Chronique : ÉRABLIÈRES AU RANG 4


On trouve sur le territoire de la municipalité de St-Fabien, un grand nombre d'érablières. Plusieurs sont situées dans le 4ième rang, où mon père, Henri Therriault, avait fait du sucre pendant quelques années pour M. Paul-Léon Belzile, acériculteur. Il ne faisait pas ce travail seul. Je me souviens de MM. Ambroise Girouard et Germain fournier, ces derniers ont été tour à tour ses acolytes.

Il était de coutume à l'époque qu'un producteur de sucre d'érable embauche des gens pour exécuter les travaux nécessaires à la récolte printanière. La rémunération était proportionnelle à la production. Généralement le propriétaire gardait 50% de la recette saisonnière et les employés se partageaient l'autre moitié qu'ils vendaient pour se faire un revenu tout en prenant soin de garder un peu de sirop, de tire et de sucre d'érable pour la consommation familiale.

L'érablière de M. Belzile était située au bout du 4ième rang, aujourd’hui nommé le chemin des Cimon. On y accédait en voiture à cheval. On attelait la bête tôt le matin et on chargeait les bagages dans la "sleigh". Partant du village de St-Fabien, on empruntait le chemin d'hiver qui traversait la côte de la Belle Corne par la coulée sur la terre de M. Zénon Michaud. La côte était assez abrupte et il fallait donner du repos au cheval de temps à autre. En bas de l’autre versant, nous arrivions au lac Grand Malobès qu’on traversait en empruntant un pont de glace. Ce passage aménagé sur la surface gelée et entretenu durant l’hiver permettait aux résidents du rang 3 et aux utilisateurs de la forêt, bûcherons et travailleurs des sucres, d’éviter de contourner le lac. Ça représentait un raccourci de plusieurs milles. De l’autre côté du pont, quelques arpents nous séparaient du 3ième rang. On faisait là une courte pause. Mon père disait qu’à ce point on avait environ la moitié du trajet de parcouru. De là, on empruntait un chemin forestier qui sillonnait les bois et nous menait vers le rang 4. Le cheval nous tirait encore une bonne heure avant d'atteindre notre destination. Ce parcours en forêt longeait ou traversait plusieurs érablières. Mon père connaissait tous les propriétaires qu'il nommait au passage. "Sur la côte, là-bas, c'est la cabane à Tino, un peu plus loin; celle-là appartient à Maurice Roy et juste avant d'arriver, il pointait de vieux bâtiments abandonnés, tombant presqu’en ruines, écrasés par le poids des hivers. Le propriétaire de cette cabane est Rosaire Boulanger, il ne l’exploite plus depuis plusieurs années. Enfin, on apercevait la sucrerie de M. Belzile, c'était la dernière, complètement au bout du chemin, le point culminant de notre périple. Juste le temps de débarquer les bagages et c’était déjà l’heure du dîner. « On va éplucher quelques patates et trancher du "baloney", il y en a un morceau dans la grande chaudière rouge dans la dépense. Après le repas, on se mettait au travail.

J'y passais parfois les vacances de Pâques ou quelques fins de semaine avec mon père. Courir les érables, transporter le bois de chauffage, tout se faisait à cheval. "Wo!", "Hu!", "Gia!" c'était les onomatopées qu'on entendait. Le cheval ne répondait pas, il faisait son travail. Il levait la queue de temps à autre pour laisser tomber quelques pommes de route ou évacuer quelques vents puants. Sa journée terminée, on le plaçait dans sa crèche à l'étable, on lui donnait une botte de foin, un peu d'avoine et de l'eau. Il se reposait jusqu'au lendemain matin.

La routine a bien changée: Vite, embarque les bagages dans le "pick Up", quinze minutes de route en 4 x 4, saute sur le "ski-doo", cinq ou dix minutes, on est rendu. Les "Wo!", les "Hu!" et les "Gia!" sont devenus des "Wrooom!" et des "Broooooooom!" La journée terminée, "check" l'huile et met du "gaz", faut que ça soit prêt pour demain matin.

Presque chaque printemps, je passe dans le chemin des Cimon. Aujourd’hui, la municipalité ouvre la route un peu avant le temps des sucres et on peut y aller en voiture. Devant les bâtiments de la sucrerie, je m’arrête pour regarder, me souvenir ou prendre des photos. Il m’est arrivé à quelques reprises de jaser avec Louis Belzile, fils de M. Paul-Léon et actuel propriétaire des lieux. Bien que je sois entré une ou deux fois dans la cabane à bouillir, je n’ai jamais osé demander une incursion dans le passé et pénétrer dans le camp qui nous abritait à l’époque.

Au début d’avril 2023, via les réseaux sociaux, je reçois un message de Louis m’invitant à venir faire un tour à la cabane. Quelques jours plus tard, j’ai emprunté le chemin des Cimon jusqu’à l’Érablière Loube - Louis Belzile – ma grande hâte était de revoir l’intérieur du camp. Je n’y étais jamais entré depuis l’époque où mon père y a travaillé. Dans mes souvenirs, les yeux fermés, j’ouvre la porte en façade. Celle-ci est décalée vers la gauche du bâtiment. Elle donne sur une pièce unique et les commodités sont disposées près des murs laissant le centre de la petite pièce libre. Un petit exercice de mémoire pour me rappeler l’intérieur: je ferme la porte et, main gauche, il y a le poêle, un petit espace pour le bois et dans le coin, au fond, un lit. À peu près au pied de celui-ci, une échelle étroite donne accès au grenier. En face du poêle, sur le mur opposé, devant la fenêtre, une table et juste à côté, l’armoire près de laquelle est accroché un calendrier. J’imagine encore mon père, les jours où il bouillait, y inscrire la quantité de sirop coulée dans la journée. Il aurait probablement inscrit des notes sur le temps et la température qu’il faisait mais, il ne savait à peu près pas lire et écrire. Finalement, adossé au mur à ma droite, près de la porte, un comptoir avec un évier et une chaudière remplie d’eau; il n’y avait pas l’eau courante.

Heureuse surprise, les yeux fermés, les yeux ouverts, je vois sensiblement la même chose. Le camp est resté quasi intact sauf quelques changements mineurs qui ont été faits en respectant l’âme des lieux. L’échelle menant au grenier qui était fixée au mur juste au pied du lit, a été remplacée par un escalier rustique qui s’harmonise parfaitement à la pièce. Les murs en planches peintes, les poutres dégrossies de façon rudimentaire, tout y est comme dans le temps.

Une porte discrète dans le coin, non loin de l’escalier, donne accès à une toilette, aménagée en dehors de la pièce vers l’extérieur de la bâtisse. Cet ajout n’affecte pas ou très peu l’allure intérieure originale du bâtiment.

Le camp pour le monde comme disait mon père par opposition au camp à bouillir.

Ce dernier n’a presque pas changé non plus mais les équipements y ont été grandement modernisés. L’ancien évaporateur devenu désuet et probablement dangereux à utiliser à cause des risques d’incendie a été changé pour une nouvelle unité toute en acier inoxydable plus performante, sans soudure au plomb permettant ainsi une production sécuritaire et biologique. Quand le sirop est prêt, il est immédiatement transvidé dans des barils en acier inoxydable et n’attend plus qu’à être expédié vers les entrepôts des acheteurs.

Une visite éclair, une discussion intéressante et enrichissante où j’ai appris plein de choses.

Oui, j’y retournerai.

Jacques Therriault

La photo d'arrière plan s'appelle
"Larme d'érable" "Therriot" 2010

TEXTES ET RIMETTES


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